JF (Jacques Friedel) : Je voudrais commencer par quelques remarques générales que minspire votre projet. La première concerne la notion de matériaux. Le terme et ce quil représente pour lenseignement comme pour la recherche font partie dune évolution générale des universités après la Deuxième Guerre mondiale. Il faut se rappeler, en effet, que jusquà cette époque et au delà, les départements universitaires étaient définis par grands secteurs - mathématiques, physique, chimie, biologie, géologie, astronomie - à lintérieur desquels les « chaires » professorales de spécialité étaient définies, en physiquedu moins, par la nature de linstrumentation employée : cristallographie (cest-à-dire rayons X), acoustique, optique, thermodynamique, etc. En chimie, par contre, lopposition entre minérale et organique était transcendée par le développement plus récent de la chimie physique qui, avant guerre, avait tendance à couvrir le futur domaine des matériaux. Ces subdivisions existaient aussi dans les organismes de recherche comme le CNRS. Le développement des applications pratiques de la physique nucléaire comme des grands laboratoires de recherche industriels (Philips, GECO, Bell, IBM) avaient fait éclater ces divisions et montré la nécessité de repenser lorganisation de la recherche comme de lenseignement.
Cette proposition avait une résonance évidente dans les grands laboratoires appliqués, relevant soit de lindustrie soit dorganismes dEtat. Mais elle était trop extrême pour la recherche universitaire. Celle-ci avait commencé à se réorganiser à lintérieur de la physique comme de la chimie, en départements distincts mais spécialisés autour des particules et des noyaux, des atomes et des molécules, et finalement des solides. Pour ces derniers Bristol, avec N.F. Mott et bien dautres, a été un premier noyau conscient et organisé, dès avant la guerre. Mais la personnalité de F. Seitz, auteur du premier livre sur la physique de létat solide, a joué un grand rôle, avec la création au début des années 50 de son département de physique à Urbana (Illinois). De la même époque, datent lInstitut de physique des solides de Tokyo et le groupe de physique des solides de Pierre Aigrain à lEcole normale supérieure (Paris).Notre laboratoire de physique des solides a été fondé à Orsay en 1959. Le Max Planck de Sttutgart (Physique et chimie des solides) et le laboratoire correspondant du centre nucléaire de Jülich (Allemagne) datent des années 1960. Enfin, en France, le développement des 3° cycles universitaires à partir de 1955 sest fait en physique et (sauf pour la cristallographie) suivant le même découpage. Peu après, le CNRS suivait la même voie pour réorganiser ses commissions avec une section « physique des solides » remplaçant, à ma suggestion, lélectronique, la thermodynamique et loptique des solides. Toutes ces réformes confortaient le découpage des universités comme des organismes type CNRS ou Max Planck en domaines disciplinaires de physique, chimie, mécanique etc. Ce grand découpage sera maintenu dans la réforme Fouchet de luniversité française en 1968. Elle supprimait en physique quelques vieilles chaires remplacées par des enseignements plus modernes, vus dun point de vue plus général. Cette évolution sest pursuivie dans les anneés 70 avec le passage vers 1975 de physique des solides à physique de la matière condensée. En Europe, ceci a permis de regrouper dans une même division de European Physical Society les gens des solides et les gens des liquides - sans oublier les cristaux liquides et les polymères remis à lhonneur par Pierre-Gilles de Gennes et dautres. En France, le changement de dénomination a permis aussi aux cristallographes de rentrer dans le rang au CNRS, par la création de deux sections de matière condensée, au prix dune séparation regrettable entre aspects atomiques et aspects électroniques. Cest donc dans ce contexte général quil faut juger le développement du concept de matériaux. Aux USA, la création au milieu des années 60 dinstituts universitaires des matériaux - dont seuls certains ont survécu - a été présentée et jugée comme une tentative dintroduire linterdisciplinarité dans un milieu encore dominé par le découpage en départements de grandes disciplines et par lindividualisme des enseignants, souvent encore instables et toujours dépendants de contrats personnels de recherche. En France, les matériaux ont émergé officiellement en 1970-71. Jétais alors le premier président physicien (et non chimiste) dune Action Concertée en Métallurgie de la DGRST (Délégation générale à la recherche scientifique et technologique, précurseur du ministère de la recherche). Cette action, comme bien dautres en électronique, par exemple, avait pour but de favoriser loctroi de contrats de 3 ans, des travaux en commun de laboratoires différents, appartenant si possible à luniversité et à lindustrie. Sous la poussée du vent de réformes post-1968, lacommission de cette Action concertée a bâti un programme denseignement des matériaux, animé par mon cousin et premier patron Crussard, alors de retour dun voyage aux Etats Unis et membre de la Commission. Ce programme, qui accordait une place prépondérante aux matériaux de structure, a été immédiatement adopté par les écoles dingénieurs impliquées dans ce domaine (métallurgie, plastiques, céramiques). Il y a eu aussi la création de DEA universitaires en matériaux en province comme à Paris. Le rapprochement entre physiciens et chimistes, comme les débouchés industriels ont été jugés positifs. Les cristallographes y ont souvent vu une manière de sépanouir, de former des gens qui iraient plus facilement dans lindustrie. En se séparant en 1971, cette Action Concertée de Métallurgie a laissé un rapport émettant le voeu quune Action Concertée Matériaux pour la recherche lui succède, en suggérant un premier programme. Sous la direction de Pierre Aigrain, ce projet a été accepté par la DGRST. Le CNRS a suivi très rapidement en créant les premiers programmes de recherche intersectoriels, destinés à jeter des ponts entre les départements. Celui des matériaux, lun des plus importants et des plus stables, a longtemps été dirigé par Jean Hanus.
Je pense que limportance quont prise graduellement les matériaux est venue principalement de ce que cétait un terme commode pour couvrir une large gamme de recherches à la fois interdisciplianires et débouchant sur des applications pratiques, dont on pouvait affirmer limportance pour la société et garantir dun mot le secteur dans les plans et les budgets. Cest incontestablement ce qui sest produit en France comme à Bruxelles (siège de lUnion européenne) dans les années 1980. La situation a dû être similaire aux USA. Cela explique le ralliement des gens de lélectronique et des semiconducteurs à cette époque. Ensuite le mouvement sest affermi avec la création de la Materials Research Society (1973) dont la branche européenne, animée par des physiciens nucléaires de Strasbourg, sest développée nettement plus tard. La réponse des sociétés de métallurgie en Europe a été de se transformer en sociétés de matériaux et de se fédérer à linstigation des Britanniques, pour faire front à limpulsion venue des USA . Même dans la Materials Research Society, on peut noter que des réunions plus « électroniques » alternent avec des réunions plus « atomiques » ! Pour moi, la conclusion est claire : si un minimum de connaissances communes est nécessaire pour tous les gens actifs dans les matériaux, et sil est utile quils fassent front commun pour défendre ce secteur, il est moins facile de gérer au jour le jour des recherches en commun et il faut tenir compte dautres forces et dautres nécessités, dans lenseignement universitaire notamment. De cefait je ne pense pas que la notion de matériaux ait le même sens actuellement en France et aux USA. 2) Deuxième remarque, linterdisciplinarité, souvent présentée comme caractéristique de la recherche en matériaux, sest pratiquée bien avant le développement de ce terme. Ainsi la Société française de métallurgie avait, juste après la deuxième guerre, un groupe de physique du métal, présidé par André Guinier et qui réunissait dans des discussions et des colloques tout le gratin dalors : industriels, gens des organismes, des écoles, des universités, mais aussi des physiciens,des chimistes, des mécaniciens, des cristallographes. Pendant dix ans, entre le milieu des années 60 et 70, la même Société de métallurgie a copatronné avec le CEA (Commissariat à lénergie atomique) et lIRSID (Institut de recherche sidérugique), des écoles dété annuelles fort suivies. Ces écoles dété menées par Y. Adda (CEA), Yves Quéré (CEA, puis Ecole polytechnique), et J. Philibert (IRSID puis Orsay) réunissaient de jeunes chercheurs et des gens confirmés des universités, des organismes et de lindustrie. Elles couvraient des thèmes généraux qui seraient maintenant jugés matériaux. A partir de 1969 des groupes dits de Monestier (lendroit où sest tenue lécole cet été là) ont fait périodiquement le point sur létat des recherches dans une dizaine de domaines spécialisés (défauts ponctuels, plasticité, surfaces, etc). Ces réunions régulières sont maintenant oubliées car elles ont été publiées chacune séparément, en français, par un éditeur différent. Ce qui fait quelles napparaissent pas comme une série homogène. Linterdisciplinarité a été aussi renforcée par les Actions Thématiques Programmées (ATP) du CNRS, assez similaires aux Actions concertées décrites plus haut mais dans des domaines plus pointus et variables. Jai moi-même suscité et présidé des ATP sur les surfaces et sur les agrégats, qui ont fortement développé linterdisciplinarité de ces domaines en France. Un dernier aspect de linterdisciplinarité est la nécessité de collaboration entre chimistes et physiciens pour produire des matériaux et en étudier les propriétés physiques. Dans certains cas, et sans parler de lapproche « matériaux », ceci a été fait sur place, dans le même (grand) laboratoire. Ce fut le cas (peut-être pas si souvent) dans les deux grands instituts de Stuttgart et de Jülich par exemple. A Orsay, notre laboratoire de physique des solides a cherché à résoudre partiellement le problème en implantant de petites équipes de chimistes dabord dans la production dalliages métalliques, puis de cristaux liquides, enfin de composés organiques conducteurs. Si ces groupes ont été très utiles, il a été parfois difficile de défendre leurs membres avec succès dans leur commission CNRS respective. Les grands laboratoires de chimie des solides français ont aussi acquis une compétence utile dans certaines techniques physiques. Une solution très différente et, je pense, de plus davenir, est une collaboration entre deux groupes, lun physicien, lautre chimiste, sur le développement et létude de matériaux nouveaux. Cest de cette façon que Jean Rouxel (Nantes) et Monceau (Grenoble) ont découvert le courant de Frölich des ondes de densité de charge, que Beckgaard (Copenhague) et Jérôme (Orsay) ont découvert la supraconductivité organique (à la suite des travaux dune ATP sur les conducteurs organiques), etc. Donc pour résumer, avec la création des DEA, des écoles dété, les ATP les enseignements et la recherche en matériaux ont été développés en France et assez actifs. Mais ce mouvement est assez difficile à saisir car lensemble ne sappelait pas science des matériaux comme aux Etats Unis. 3) troisième remarque : comme les matériaux sont un peu une création américaine, une dynamique américaine, il faudrait éviter de rééditer les problèmes posés par la réduction de lhistoire de la physique du solide jusquaux années 50. Le groupe de spécialistes qui avait initialement travaillé à ce projet - principalement anglosaxons et quelques allemands- ont fait une sorte dhymne un peu excessif à John Bardeen, passant sous silence la plupart des contributions européennes notamment entre les deux guerres.Dans un deuxième temps, dautres personnes ont été consultées. Alors trop occupé et voyant lampleur de la tâche, jai refilé la demande qui métait faite à Guinier qui a pu rétablir un minimum de corrections, sur la conduction électrique des métaux (Linde) ou le magnétsime (Néel), par exemple. Mais le résultat final reste biaisé et jai été frappé récemment de voir citer cet ouvrage comme une référence irréfutable. Votre projet aussi est initialement américain et internet est surtout implanté en Amérique. Vous avez donc un biais dont il faudra vous dégager. BBV (Bernadette Bensaude-Vincent) Pourriez vous préciser ce quil en est de lessor de la recherche en matériaux en France ? JF : Comme je vous lai expliqué, il mest difficile de vous répondre clairement. Quest-ce qui appartient aux recherches matériaux, aux phases condensées, aux solides ? Si on prend lensemble, il est considérable et je pense comparable en valeur et en quantité par chercheur à ce qui se fait dans les autres pays développés. Si vous prenez le sens restreint dune recherche dans un institut analogue aux instituts de recherche en matériaux américains, je vous répondrai que cela débute bien avant le mot matériaux dans quelques laboratoires industriels comme Saint Gobain, Péchiney, Thomson CSF, CGE Alcatel comme dans les organismes de recherche appliquée, en particulier à lONERA (Office national en recherches aéronautiques) et au CEA (Commissariat à lénergie atomique). Le CEA a eu, dès le départ, des sections de recherche fondamentale mais aussi beaucoup dactivités science des matériaux, où il fallait fabriquer quelque chose pour quelque chose de précis dans un but donné. De même à un moindre niveau, lIRSID pour la sidérurgie, lONERA pour laviation et lEcole des mines de Paris dans son centre de Corbeil puis de Sophia Antipolis, ont développé assez tôt une approche génie des matériaux, reprise par luniversité de Compiègne. BBV Pouquoi la science des matériaux sest-elle mieux développée en Grande Bretagne ? JF : Sest-elle vraiment mieux développée là bas quen France ? Je nen suis pas convaincu. BBV Oui si lon en croit Robert Cahn JF : Je connais Robert Cahn depuis 1948. Cest un métallurgiste très distingué, qui a fait des travaux remarqués dès sa jeunesse sur la polygonisation des métaux écrouis. Ses fonctions déditeur lont amené au contact dénormément de choses. Mais il a quand même des limites, comme tout le monde. HA (Hervé Arribart) Il se pose comme un fondateur de la science des matériaux JF : Robert Cahn a certainement contribué à développer une image positive et vivante de la recherche en matériaux. Ceci dit, il faut tenir compte de deux effets doptique : les matériaux dont il parle dans son livre sont surtout les matériaux de structure. Il y a fort peu de choses sur les semiconducteurs et encore moins sur les supraconducteurs, assez peu aussi sur le magnétisme. On reconnaît là la dichotomie atomes/électrons quil est dailleurs difficile de maîtriser dans un domaine aussi étendu. Robert Cahn est maintenant connu par les livres quil a édités sur les matériaux. Les auteurs quil a sollicités sont loin dêtre tous britanniques. En fait, il a , comme je lai dit, des contacts depuis longtemps avec la France (où il a été professeur à Orsay trois ans en métallurgie) comme avec les USA et bien dautres pays. Ses livres reflètent donc la pluralité des pays actifs dans ce domaine avec un biais bien compréhensible pour la Grande Bretagne. HA (Hervé Arribart) Et connaissez vous John Goodenough ? Depuis moins longtemps que Robert Cahn mais je lai pas mal vu lors de ses séjours à Bordeaux puis à Oxford. Je pense que cest un chimiste de grande valeur, qui a des idées théoriques intéressantes tout en produisant des matériaux nouveaux. HA : Pourquoi avez vous choisi daller à lUniversité de Bristol ? .JF : Jexplique cela dans mon discours à la Materials Research Society pour le von Hippel Award en 1988. Je développe aussi ce point dans Graine de mandarin (Odile Jacob, 1995). Jai commencé une recherche expérimentale chez C. Crussard au laboratoire de Métallurgie de lEcole des mines de Paris, en 1948. Après quelques tâtonnements où je me suis familiarisé avec les instruments, presque tous conçus par Chevenard dImply, Crussard ma donné une petite plaquette daluminium recristallisé dont les grains avaient des joints perpendiculaires à la plaquette. Jai mesuré la variation de lénergie de joints en fonction des désorientations entre grains et jai voulu comparer avec des calculs. A part le cas des faibles désorientations, où on se ramène à un problème de dislocations, rien nexistait alors dans les livres de physique des solides. Seul Seitz considérait lénergie dun cristal parfait de métal alcalin. Mais rien nexistait sur les énergies de changement de phase ou sur les énergies de défauts. Je ne pouvais pas progresser dans ce domaine sans avoir compris un peu mieux les électrons dans les métaux, responsables de leur cohésion. Crussard me présenta alors à son ami Nevill Mott, physicien du solide à Bristol lors dun de ses nombreux voyages sur le continent. Jétais payé par le Corps des Mines pour faire de la recherche (par le décret Suquet de 1939, applicable à 10% des corps techniques de lEtat). Jai ainsi passé trois ans à Bristol à apprendre la physique et à faire un Ph D. Bristol était connue, outre les travaux sur les rayons cosmiques autour du futur prix Nobel Powell, pour les travaux sur la structure électronique des solides (N. Mott) et les dislocations (F. Charles Franck).Mott ma mis sur un problème fondamental , celui des impuretés. Quand on change la nature dun atome de métal, quon ajoute ou retire un atome de ce cristal, comment les électrons réagissent-ils ? Jai été le premier à étudier les franges de diffraction ainsi produites autour de limpureté, dabord numériquement (à la règle à calcul) dans des études autocohérentes puis par des théorèmes généraux simples que jai ainsi découverts. Dans un second temps, revenu à Paris, jai compris avec A. Blandin, un de mes premiers thésards, que quand les effets de diffusion par les atomes étaient faibles comme dans laluminium, les forces interatomiques étaient additives à volume constant et pouvaient se déduire simplement de la diffusion des électrons par chaque atome pris isolément.Le détour par Bristol ma ainsi permis de comprendre la nature des forces interatomiques dans les métaux comme laluminium et donc de calculer lénergie des joints de grains. Avec F.C. Franck jai appris les dislocations, un domaine alors en grande expansion. De retour en France en 1852 jai continué sur les deux sujets.Jai dabord passé une thèse française, pour pouvoir éventuellement entrer à lUniversité. Je ne voulais pas réitérer les ennuis de mon grand père, directeur de lInstitut de cristallographie à Strasbourg après avoir dirigé lEcole des Mines de Saint-Etienne, mais barré de la Faculté des sciences parce quil navait jamais passé sa licence ! En 1956, je suis finalement entré à la Sorbonne et en 1959 André Guinier, R.Castaing et moi avons emménagé à Orsay. Pierre Gilles De Gennes nous a rejoints en 1961 et nous avons été un des premiers laboratoires associés au CNRS (le N°2) dépendant de plusieurs commissions. HA : Quand vous avez eu un laboratoire à Orsay avez vous accueilli des chercheurs de Bristol ou dAngleterre .JF : Nous avons assez vite recruté au CNRS un Ecossais, J. Campbell qui avait fait une thèse expérimentale avec N. Kurti à Oxford dans les techniques nucléaires à basses températures. Nous avons aussi recruté C. Froidevaux, un Suisse issu du Polytechnicum de Zurich, spécialisé en techniques de résonance à Berkeley après avoir lui aussi fait une thèse chez Kurti à Oxford. Mais cest au niveau des échanges temporaires que nous avons eu le plus de contacts avec létranger, dans les deux sens et la plupart avec des pays industriels. Des thésards étrangers sont venus quand nos groupes théoriques et expérimentaux ont pris de lampleur. Dans la vingtaine de mes propres élèves jai eu ainsi un Polonais, un Chilien, un Libanais, un Croate, un Allemand. Ce dernier H. Schulz, sans doute le plus brillant et le dernier de mes thésards, est malheureusement décédé récemment. Avec lAngleterre, javais des relations privilégiées avec N. Mott, devenu mon beau-frère, chez qui jai passé en famille de nombreux étés, surtout à Cambridge. Par lui jai développé des contacts avec P.B. Hirsch, S. Zimian, V. Heine. Jai maintenu de fréquents contacts avec F.C.Franck à Bristol. F.R.N. Nabarro et R.W. Cahn ont été aussi visiteurs à Orsay. A Bristol, où il y avait peu de thésards britanniques à lépoque, jai établi autant de liens avec es visiteurs étrangers, notamment des spécialistes allemands des défauts cristallins comme A. Serger, G. Leibfried, D. Kuhlmann-Wilsdorf. Enfin jai eu très tôt des contacts avec nombre dAméricains, dont C. Kittel, H. Brooks, W. Kohn, N. Bloemberger ont le plus compté pour mon début de carrière. HA : Pour autant que je men souvienne il ny avait pas beaucoup détudiants étrangers dans le DEA de physique du solide à Orsay, du moins lannée où jy étais ? .JF : En effet on en a eu que quelques uns par an, surtout dEurope de lEst et des pays méditerranéens, parsemés de quelques Allemands, Hollandais, Chinois et une année deux Américains du Nord. Il ny avait pas dAnglais. Le DEA quon a créé à Orsay avec Guinier et Castaing en 1959 ne sintégrait pas dans le cadre de formation des thèses anglaises. Leurs thèses se faisaient beaucoup plus vite en trois ans au maximum après une licence en 3 ans. Donc cest après leur thèse que les Anglais venaient et nous nous envoyions nos propres étudiants en post-docs à létranger. Cette formule déchanges de post-docs me semble de toutes façons meilleure. Il faut dire aussi que le DEA de physique des solides couvrait toute la région parisienne et que notre laboratoire recrutait (et recrute) aussi sur dautres DEA de la région parisienne ou de province. BBV : Votre enseignement de DEA était-il expérimental ou théorique ? JF : Après un démarrage officieux en 1955 à Paris avec laide de Roman Schmolukovski nous avons eu longtemps trois cours de base, essentiellement théoriques : cristallographie, phénomènes de transport, structure générale des solides, assurés au départ par Guinier, Aigrain et moi-même. Seul Guinier avait des travaux pratiques. A partir de 1961, De Gennes a fait un cours de physique quantique. Par la suite nous avons demandé aux étudiants de faire un court stage dans un laboratoire et de rédiger et soutenir un mémoire à lissue du stage. Mais nous nétions pas un DEA classique, la plupart des DEA ayant la moitié de leur temps en laboratoire. Dès le début nous avons aussi développé des cours complémentaires de deuxième année beaucoup plus spécialisés et variant dune année à lautre. Cest ainsi que sont nés de nombreux ouvrages comme les premiers livres de De Gennes mais aussi des introductions par différents auteurs aux défauts ponctuels, à la mécanique électronique, aux ondes de spin, à la supraconductivité, le cours de G. Toulouse sur les statistiques en dimensions fractionnaires, le livre de M. Kléman Points, lignes, parois et bien dautres. BBV : Avez vous développé des liens avec les chimistes dOrsay ? JF : Javais au départ des liens avec P. Lacombe qui dataient de lEcole des Mines. Je connaissais Chaudron et ses élèves, notamment Collongues et surtout Revcholevski qui collabore depuis longtemps avec Jérôme sur les supraconducteurs. Je connaissais beaucoup de gens à Vitry, particulièrement D. Gratias, dont jai suivi le démarrage pour sa thèse sur les structures incommensurables de surfaces et surtout sa découverte des quasicristaux. Les chimistes avaient au départ, en France, une plus longue tradition de théorie quantique et jai eu des contacts fructueux dans les années 60 avec plusieurs chimistes de mon âge à Orsay. Il en a été de même avec la chimie physique, initialement brillante à Orsay dans des domaines originaux comme les cristaux plastiques ou la tenue aux irradiations des molécules organiques, deux domaines dispersés par la mort ou le déménagement des acteurs, à part la réaction photographique de Mme Belloni. Quant à Henri Kagan dont on parle beaucoup ces jours-ci, je lai surtout connu et apprécié au Conseil de Troisième Cycle à Orsay quand je le présidais. . BBV : Et des liens avec les industriels ? JF : Soyons clair : je suis un modeste théoricien des solides, pas un grand manitou des matériaux. Ceci dit, au laboratoire de métallurgie de Crussard jai eu loccasion de rencontrer des métallurgistes industriels comme Herenguel et surtout Chevenard. Au retour de Bristol, jai fait systématiquement le tour des laboratoires industriels ; Péchiney à Chambéry a même cru que je venais espionner ! Cest lépoque où jai fait deux expériences extrêmes. Un sidérurgiste très distingué ma demandé de visiter le centre de recherche dun de ses groupes sur les ferrites ; il sagissait en fait seulement de fabrication et on me suggérait despionner Philips, ce qui nétait pas dans mes cordes. Un jeune ingénieur italien de St Gobain (alors au Sud du Brésil) ma spontanément invité à visiter le laboratoire et ma parlé de recherches intéressantes quil avait engagées sur les centres colorés des verres trempés ; jusquà sa mort prématurée, jai ensuite reçu chaque année un cadeau, production Saint-Gobain. Plus sérieusement, jai gardé deux contacts suivis mais avec des organismes de recherche appliquée: avec lIRSID où jai été conseiller pendant près de 30 ans et avec le CEA où jai été également conseiller de 1955 jusquaprès ma retraite. E. Grison, qui ma recruté, dirigeait la métallurgie civile de luranium et du plutonium (qui donnera le MOX). Mais très rapidement, jai débordé vers des problèmesde chimie physique et la physique de Saclay. Mon activité a été essentiellement fondamentale, au CEA comme à lIRSID. Jy ai dirigé des thèses toujours dans des domaines fondamentaux : Y. Quéré par exemple sur les défauts dirradiation dans les métaux, travaux sous-tendus par les questions de fragilité, gonflement, fluage sous irradiation dans les réacteurs nucléaires ; M. Kléman sur les phénomènes magnétoélastiques qui jouent un rôle majeur dans les mémoires magnétiques, en couches minces. Jai aussi été longtemps au conseil dadministration du LEP (Laboratoire détudes de Philips en France). Jai présidé les conseils scientifiques de Saint-Gobain et de France-Télécom, après celui du CNET(Centre national détudes en télécommunications) de Bageux sur les semiconducteurs. BBV :Ces présidences étaient-elles honorifiques ou plutôt directives ? JF :Comme toujours cétait ni blanc ni noir. Le CNET Bagneux puis France Télécom sont de bons exemples. Les créateurs du CNET Bagneux, M. Bernard et J. Serphagnon, avaient le souci que le laboratoire garde une excellence fondamentale tout en souvrant largement sur la recherche appliquée. Présidant alors la Commission de physique des solides du CNRS, jai facilité la création dun laboratoire associé CNET/CNRS dont jai présidé le Conseil scientifique durant plusieurs années. Ces réunions annuelles obligeaient les gens de laboratoire à rendre compte et les dirigeants du CNET à prendre position sur le développement du laboratoire. Avec ladjonction dune section venant purement des applications, puis dun groupe propre du CNRS, lensemble était, lors de la création de France-Télécom lun des meilleurs laboratoires de semiconducteurs hors silicium en Europe (composés II-V et organiques essentiellement). Jai quitté le CNET-Bagneux pour devenir le premier président du Conseil scientifique de France Télécom. Là les problèmes étaient dun tout autre ordre, techniques dabord, pui rapidement économiques et politiques. Dans un premier temps, quand France Télécom était nationalisé, nous avons de nouveau obligé les gens à présenter leurs problèmes et leurs solutions et nous avons oeuvré pour louverture de France Télécom à la recherche française extérieure. Le temps de la privatisation, avec le développement dInternet et du portable, a conduit à labandon des grands secteurs de la recherche - y compris au Centre de Bagneux - et à la mise en sommeil de réflexions à long terme sur les nouveaux matériaux (organiques en particulier) comme sur les réseaux. Nous avons éclairé, dans notre mesure, sur les dangers tant immédiats quà long terme et cherché à éviter que France Télécom se referme sur elle-même au point de vue recherche. HA : Vous avez mentionné les deux orientations de vos recherches vers lélectronique des métaux et les dislocations. Jai le sentiment quà un moment vous avez favorisé le premier et un peu abandonné le second. JF : Depuis Bristol, jai toujours eu une activité de recherche sur lélectronique des solides. Jai essayé de développer des modèles approximatifs mais simples, compréhensibles et même utilisables par des non-spécialistes. Je suis un vrai élève de N.F. Mott en ce que, dans un domaine complexe où 1024 particules sont en interactions fortes, des caricatures faites sur un dos denveloppe me semblent pouvoir être plus pertinentes que des collections de papillons, photos léchées à lordinateur mais souvent peu généralisables. Après de nombreuses études sur les alliages métalliques développées avec mes thésards, je me suis intéressé à la cohésion et au magnétisme des métaux purs, dont les électrons de valence sp, d ou f sont progressivement localisés et demandent des approximations différentes. Je me suis aussi intéressé aux covalents sp qui gardent, avec lordre local, une bande interdite de covalence même dans létat amorphe. Plus récemment je me suis intéressé à la physique, très riche, des surfaces et des agrégats, sans oublier des sujets à la mode comme les supraconducteurs ou les quasicristaux. Jai abandonné pour un temps les dislocations après la seconde édition de mon livre (1964) sous la pression des événements et puis parce que javais le sentiment de navoir plus trop à dire sur le sujet, du fait notamment que je navais pas développé de groupe expérimental à Orsay sur ce sujet.. Mais jy suis revenu avec les cristaux liquides. De Gennes avait été persuadé par G. Durand, rentrant de Harvard, de lintérêt de ce domaine mésoscopique justiciable de méthodes danalyse analogues à la méthode quil avait uitlisée pour les supraconducteurs. De Gennes sest penché sur létude des dislocations de ces corps. Mais cest plutôt Maurice Klèman (laboratoire de Physique des solides d'Orsay, puis laboratoire de miréralogie et cristallographie de Jussieu) qui a développé ce domaine en liaison avec F.C. Franck. Je me suis remis à ce sujet, notamment aux possibilités de dislocations de rotation caractéristiques de certaines de ces phases. Les réseaux plus ou moins réguliers de telles dislocations posent des problèmes topologiques intéressants, mis en jeu dans certaines phases mésomorphes dites cholestériques (germes, phases bleues) mais aussi dans les quasicristaux.Jai gardé le contact puisque cette année jai rédigé des préfaces substantielles pour deux gros livres sur la dislocation dans les cristaux liquides. Jai fait aussi un commentaire introductif à un gros bouquin sur lécrouissage des métaux qui reste toujours un problème ouvert. HA : Vous avez évoqué les supraconducteurs à propos de De Gennes. Comment avez vous vécu larrivée des cuprates et lexcitation sur les supraconducteurs ? JF : Les Français auraient dû découvrir les supraconducteurs cuprates si les chimistes des cuprates avaient accueilli des physiciens. Cest un beau contre-exemple de linterdisciplinarité. Jétais intéressé par les supraconducteurs organiques. Il y a pas mal danalogies avec les cuprates car ce sont des structures anisotropes faites de chaînes ou de plans datomes parallèles ou faiblement liés. Donc dun certain point de vue les oxydes mont attiré toute de suite un peu comme une extension des organiques de Jérôme(J. Denis Jérôme, laboratoire de Physique des solides d'Orsay). Mais je mintéressais aux oxydes dans un esprit assez conservateur. Au lieu daller vers des choses nouvelles et compliquées, je préférais voir si une approche BCS classique ne pouvait pas marcher. Je pensais notamment que les corrélations électroniques dont B. Schrieffer, M. Rice et P.A. Anderson faisaient tout un plat, existaient certainement mais peut-être pas de façon plus notable que dans les métaux de transition comme le nickel ou le chrome que javais précédemment étudiés. Je ne crois donc pas aux constructions magnifiques de Phil Anderson pour les oxydes. Mais ma position est controversée : on ma demandé près de 100 tirés-à part dun article de revue écrit lannée de ma retraite ; mais on ne me cite jamais ! Dune façon plus générale, je pense que trop de gens se sont lancés dans une quête sans espoir dun second Nobel après Müller. BBV Et comment voyez vous le futur des supraconducteurs ? JF : Il ny a pas encore dapplications industrielles mirobolantes. Il faudra du temps ! Mais les supraconducteurs ont deux apports quasi certains :
HA : Quelle fut daprès vous la démarche de Müller à Zurich ? JF : Müller était un spécialiste très connu des ferroélectriques. Il est allé à une école dété à Cargèse où des théoriciens de Grenoble ont évoqué la possibilité pour des ferroélectriques de devenir supraconducteurs. A son retour, il a cherché lesquels conduisent lélectricité et il a obtenu une supraconductivité à assez haute température. Le tort de Müller a été de saccrocher à lidée de ferroélectriques à laquelle personne ne croit plus guère. BBV Pensez vous quil y a un lien historique ou logique entre la supraconductivité et la conductivité ionique quon a appelée pendant un temps superconductivité ionique ? JF : Il ny a aucun lien. Lanalogie des noms est trompeuse. La conductivité ionique est un phénomène atomique classique, alors que la supraconductivité est de nature quantique et électronique (malgré Müller). Par contre, les superfluides, ou liquides quantiques ont un lien avec les supraconducteurs, rendu possible par la légèreté des atomes mis en jeu. HA : Quelle est votre attitude à légard des instruments en général et des grands instruments en particulier ? JF : Je suis un pur théoricien mais, comme De Gennes, jaime être entouré dexpérimentateurs. A Orsay, où De Gennes nous a rejoints en 1961, on a recruté des expérimentateurs pou compléter les groupes déjà existants de A Guinier et R. Castaing. Cétait difficile car il y avait en France peu dexpérimentateurs qualifiés en structure électronique des solides, surtout des métaux. Les premiers ont été J.P. Burger, puis Etienne Guyon et C. Froidevaux, un Suisse que nous avons attiré par un poste de professeur déchange et Campbell, un Ecossais invité par le CNRS. De toute façon il sagissait dexpériences avec de petits instruments.
Quant aux grands instruments, jai toujours pensé que, comme la langue dEsope, tout dépendait de la façon de sen servir. Collectionner des spectres de phonons ou de neutrons pour un composé ou un autre, na pour moi guère dintérêt et prend beaucoup de temps. Mais le programme de lInstitut Laue-Langevin (ILL) à Grenoble ne fait heureusement guère de place à ce genre dactivités. Jai toujours pensé que ces grands instruments peuvent offrir des possibilités absolument inédites pour la physique, la chimie, la biologie en général et pour les matériaux en particulierr. Jai donc travaillé dans ce sens en plusieurs occasions. A Orsay, par exemple, jai suscité la réunion de physiciens des particules et de physiciens des solides qui a permis douvrir laccélérateur nucléaire au rayonnement synchrotron, cest à dire à la naissance de LURE (Laboratoire d'Utilisation du Rayonnement Electromagnétique). Sous la pression du radiobiologiste V. Luzzati, que javais connu au Conseil scientifique de lILL, et de mon jeune collègue Y. Farge de notre laboratoire, jai convaincu mon ami Laguarrigue, directeur de laccélérateur linéaire, de tenter cette expérience. Jen ai suivi les premiers pas. En 2000 je suis intervenu auprès du gouvernement pour le faire revenir sur sa décision dannuler le projet SOLEIL, successeur de LURE. Cette démarche avait trois raisons :
BBV Quelle fut votre attitude à légard de la politique française sur les matériaux ? JF : Je regrette que le gouvernement ait abandonné pour la recherche son affichage dune priorité matériaux. Je suis convaincu que cest un secteur essentiel de la recherche où le fondamental et les applications, les universités lindustrie et les organismes de recherche appliquée peuvent et doivent se rencontrer sur un pied dégalité. Lidée que lon puisse développer les sciences de linformation ou les sciences de la vie sans une solide base matériaux est une idée de pays sous-développé ! Il me semble aussi clair que le domaine général des matériaux est en évolution rapide, avec une importance croissante des secteurs matériaux organiques, composites à léchelle atomique, importance croissante aussi du mésoscopique. Tout pays qui ignorera les problèmes de « hard » en ne privilégiant que le « soft » ou le « bio » perdra à la longue dans la compétition. Je suis aussi pour linterdisciplinarité qui sous-tend la recherche en matériaux. De ce point de vueque lon ait développé ce facteur dans les maitrises universitaires, que lon ait créé aussi des enseignements décoles dingénieurs et des DEA spécifiquement matériaux me semble une bonne chose, comme aussi la réussite de certains instituts CNRS-universités ou CNRS-industrie de matériaux. Mais ce nest pas la panacée : le secteur est tellement énorme quil faut forcément se spécialiser. Je crois au travail en commun de chercheurs formés de différentes façons ; je crois aux échanges de chercheurs, aux collaborations. Mais ceci nimplique pas pour tout le monde labandon des grandes divisions de spécialistes, que ce soit à lUniversité ou au CNRS. Je regrette pareillement labandon de laboratoires fortement affichés dans certaines branches de la physique et de la chimie. Enfin je pense que, particulièrement dans le secteur des matériaux, le développement instrumental - des microscopes atomiques au rayonnement synchrotron - a joué un rôle majeur dans les développements récents. Et rien ne permet de dire que cette dynamique très interdisciplinaire, va se tarir.
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